La vie me fait présent de revenir en rêve dans l’ancien pays que j’ai oublié depuis que je suis née et que pourtant je porte en moi
et que je berce à mon réveil tel un éternel nouveau-né avec ma plume dans les langes blancs des pages de mon cahier de poèmes
Tous ses soleils et ses lacs brillent dans ma mémoire Pour les yeux des girafes et pour les feuilles des figuiers je suis parfaite
Qu’importent tous mes échecs et toutes mes pertes en cette vie qu’importe si orpheline que je suis devenue je suis encore en quête d’un signe de mon père ou de ma mère
Je retrouve la rue africaine que j’ai si souvent parcourue en tant qu’enfant presque nue cette rue bruissante
étincelante où les voix sont des soleils qui dansent sur les fruits où le pagne doré de ma grand-mère sèche mes paupières
Alors je vois que mon âme est un grand lac qui reflète la savane de mes rêves à parcourir d’ici à maintenant
Pendant les heures silencieuses du devoir, dans la salle de classe éclairée par le soleil d’un début de printemps, tu pars en bateau.
Emportée par le mouvement de ton stylo sur la copie surlignée et à petits carreaux, tu pars en bateau.
Tu t’enfonces dans la courbe des vagues puis tu remontes.
Tu pars en bateau avec Marguerite Duras, plus exactement avec l’héroïne de L’Amant.
Pendant quatre heures, tu es celle qui a été aimée par l’homme de Chine dans la chambre de Saïgon, d’où l’on entendait tous les passages, tous les bruits de la rue… Tu comprends le regard de la jeune fille qui a gardé, comme toi, un corps d’enfant.
Tu pars en bateau en observant, crayon de papier à la main, le rythme d’une phrase.
Tu entends claquer l’eau dans l’allitération des mots. Tu es dans la coque du texte et le monde ne peut plus t’atteindre.
Tu te penches sur le vide sans avoir le vertige.
Rédiger un commentaire, tu ne l’as jamais fait, on ne te l’a jamais appris. Mais lorsque tu lis le récit de ce moment où la jeune fille quitte pour toujours l’amant, rien ne t’empêche de l’accompagner.
Le départ a bien lieu. Nul ne peut le retarder. Nul ne peut te détourner de la lecture de ce texte. Les trois coups de sirène sont lancés et c’est comme si leur écho pénétrait ton cœur. Quand la sonnerie de la fin de l’épreuve traverse l’océan du silence, tu sens que tout est fini – achevé sur la ligne du temps. Ce qui devait advenir est réalisé. Ce que tu devais faire est accompli. Tu ne te poses pas la question si c’est parfait ou pas. Peu importe : tu as vécu en lisant, en écrivant. Tu comprends ce qu’est un adieu, une histoire d’amour interrompue par le destin. Tu te sépares du texte aimé, plies le papier du sujet dans ton cartable, remets ta copie puis tu rentres chez toi, dans ta chambre de solitude. Mais tu n’es plus seule. C’est à ton tour d’être accompagnée par la jeune fille qui a perdu son amant.
Quand tu annonces au professeur de français que tu as choisi ce texte, les moqueries fusent de tous les coins de la classe :
– Géraldine ! Toujours à côté de la plaque ! Elle ne s’aperçoit même pas qu’elle n’a jamais appris ça !
Tu es dépitée. Tu auras une mauvaise note, c’est sûr. Tu n’aurais pas dû partir avec l’héroïne. Tu n’aurais pas dû quitter avec elle l’amant qui n’est devenu qu’un point noir au bord de la terre. Tu vas sombrer avec le bateau dans l’abîme. Et ce sera bien fait pour toi. Garde donc les pieds sur terre, comme dit ta mère.
Un matin, restitution des devoirs. Tu obtiens la meilleure note de la classe. Les autres sont épatés, soudain. Les quolibets se raréfient. Ton professeur te félicite. En obéissant à ton intuition, en partant vers ton propre désir, en voguant sur le souffle d’un texte littéraire, tu es devenue La Première.
La compote déborde de la cuillère et tremble dans ses reflets d’ambre à fleur de tes lèvres
Dans un bref mouvement de caprice ou de révolte tu tournes à demi la tête puis tu pinces la bouche pour téter la bouillie de fruits que je te donne avant d’en rejeter un peu sur la blanche serviette qui te sert de bavoir
Le temps est revenu en enfance sauf que c’est moi l’enfant qui te nourris toi ma mère dans le jardin gris de ce soir
J’attends que toutes les lampes soient éteintes, qu’il ne filtre plus aucun rai de lumière sous les portes.
Alors, la nuit est à moi. Il n’y aura plus de cri, de dispute pendant huit heures. Si je n’ai pas eu ma place à la table familiale, ce soir encore, pour je ne sais quelle raison vénielle, j’ai ma place au banquet des Illuminations.
Avec la barque de mon lit, je glisse en toute confiance sur le silence et je passe sous des ponts ; j’arrive au bord d’un parc traversé par une allée rouge ; je descends, l’auberge est là, avec tous les poètes qui me font fête et qui ont allumé les lampions d’or du domaine pour l’occasion. Les poèmes remplissent ma bouche comme du pain tendre. J’existe pour la lune et pour la mer, pour le funambule de l’Univers qui danse sur le fil des étoiles filantes dont une étincelle tombe parmi le lilas. Je suis assise sur la cime qui bruisse dans une constellation de feuilles et je me balance entre ce monde et l’infini, telle une mèche incandescente. Si je disparaissais, qu’est-ce que cela ferait ? Ils chercheraient longtemps mon fantôme dans le jardin mais je serais devenue l’ombre d’une fleur. La poésie, enfin, me ferait vivre incognito !
Je place le recueil à la hauteur de mon cœur et la corolle de mon sein gauche fleurit à fleur de feuille, près d’un essaim de mots.
Géraldine Andrée
Extrait de mon récitd’adolescencepubliéaux éditions Lulu,
Il y aura toujours une enfance qui nous attend dans le pays de la mémoire ; une petite fille qui rêve de nous, c’est sûr, le pouce entre les lèvres et les yeux à moitié ouverts sur le matin à naître ou un petit garçon qui s’amuse à rassembler, en souriant, les billes de chaque instant que le temps a fait rouler dans le ciel d’un beau dimanche.