Archives mensuelles : décembre 2016

Calligraphie

Je me lève
aujourd’hui
à l’aurore
non pas pour écrire

mais pour apprendre
à lire
les lettres
que dessine

la pointe
fine
de la lumière
avec le givre

sur ma vitre
et qui sait
si je tente
ensuite

de les prononcer
d’entendre
sur mes lèvres
la clarté

du silence
qu’elles désignent

Géraldine Andrée

La pervenche

Songe,

mon amie,

à la pervenche

là-bas ;

 

songe

à ses feux

follets

qui embrasent

 

l’instant

quand

le vent

pousse

 

le ciel

de son souffle

et à ses pétales

qui répandent

 

les notes

des gouttes

de dimanche

en dimanche.

 

Ne reconnais-tu pas

nos voix

qui s’ébrouent

en riant

 

derrière

les dentelles

de l’enfance ?

Songe

 

à la pervenche

de notre saison,

là-bas,

dans l’herbe

 

qui borde

la maison

et dont le bleu

se rappelle

 

ardemment

à nos yeux

si notre mémoire

s’endort

 

à la lisière

de la mort,

trop longtemps

bercée

 

par le Temps…

 

Géraldine Andrée

J’ai rendez-vous avec toi

Le lundi, j’ai rendez-vous avec toi.

Même si tu n’es pas là ; même si tu es à l’hôpital comme aujourd’hui.

A quelques exceptions près, j’ai rendez-vous avec toi tous les lundis

pour regarder la lumière qui brode le temps en glissant son aiguille dans les boucles de tes cheveux blancs,

pour suivre sur le tissu ta main qui dévide sans cesse un fil,

pour entendre ton silence marcher en pantoufles dans l’ombre,

pour écouter battre l’horloge au rythme de ton souffle quand tu somnoles,

pour t’assurer qu’on est bien à la trentième heure de la journée et qu’il n’y a pas à s’inquiéter,

pour t’apporter des réponses qui ne t’éclairent pas mais que tu considères vaguement en bonne élève que tu redeviens : « Oh ! C’est bien ! », « C’est bien, ça ! »,

pour te regarder manger gloutonnement, assise à la fenêtre,

pour t’accompagner tout en haut, jusqu’à ta chambre,

et tant pis si tu refuses et si tu me fiches à la porte parce que l’heure c’est l’heure.

En n’importe quelle saison, j’ai rendez-vous avec toi.

Je retrouve la floraison de tes plantes et quelques pétales de soleil sur le plancher. Une mouche bleue bourdonne parfois et tu ne la chasses pas si elle tourne autour de tes épaules. Tu acceptes désormais que les situations soient ce qu’elles sont.

Tu es habituée au tic-tac, au bourdonnement, au murmure de ton sang auquel ma visite te soustrait pour quelque temps.

Lorsque tu ne seras plus là, j’aurai toujours rendez-vous avec toi, jusqu’à ce que j’achève ton histoire,

car, vois-tu, si je te donne rendez-vous chaque lundi,

c’est parce qu’il est de mon devoir d’écrire ces jours-là sur ta vie,

de garder trace de ta maladie de l’oubli.

Quelqu’un d’en haut et qui sait tout me le dit.

 

Géraldine Andrée

Monsieur Solstice

Fin de l’année mille-neuf-cent-soixante-seize.

J’ai six ans.

On vient de finir le déjeuner.

L’aiguille d’argent de la pendule de la cuisine marque seize heures.

Soudain, le jour se colore d’une encre bleu marine qui baigne comme une vague venue du ciel les visages, la nappe, les verres des adultes où luit encore une goutte de liqueur.

Ma grand-mère est assise très droite, sur sa chaise. Je me souviens de son gilet rouge boutonné en haut de sa poitrine.

Et je l’entends dire d’un ton théâtral, comme si elle voulait jouer sa surprise :

-C’est le solstice ! Bientôt Noël ! Et le Nouvel An !

Dans mon imagination d’enfant, je crois que le solstice est un grand monsieur, un personnage important, un magicien de haut vol qui, dans sa course, va nous consteller d’astres, toutes et tous. Je les vois déjà tomber sur nos épaules.

Puis le jour s’assombrit beaucoup. C’est comme si je fermais les paupières.

Ma grand-mère se lève pour allumer les lampes.

Il faut, hélas, se quitter.

J’ai le droit pour la route à une gorgée de ce soda vert que j’adore.

Les deux baisers de ma mère claquent sur les joues de ma grand-mère :

-Au vingt-six décembre !

-Oui ! Et allez doucement sur la route !

Ma grand-mère est décédée au printemps mille-neuf-cent-quatre-vingt-seize.

J’ai vécu, depuis, tant de solstices, d’hiver comme d’été.

Mais lorsque le mot « solstice » est prononcé – par moi ou quelqu’un d’autre – ,

le temps de ces deux syllabes, ma grand-mère existe,

là, toute droite, assise sur sa chaise.

Et qu’importe si le solstice n’est pas un grand monsieur,

encore moins un magicien de haut vol

qui rallumerait les lèvres des grand-mères feues,

le nom de ce mouvement solaire, pour moi, réveille leurs paroles.

Géraldine Andrée

La chambre de jeune fille

J’ai rencontré une ancienne amie de la Fac sur le chemin.

Nous nous sommes rappelé nos années d’études avec une certaine nostalgie. C’est à cette occasion que mon amie m’a dit que le foyer de jeunes filles où nous avions préparé ensemble les deux années d’hypokhâgne et de khâgne de Lettres modernes était fermé et que l’on en faisait « un lot d’appartements ».

« Un lot d’appartements ».

Je me souviens bien de ma petite chambre :

la bibliothèque étroite, le lit peu large et la lampe métallique penchée les longs soirs de révisions sur des pages difficiles.

Il n’y avait qu’un lavabo pour se laver. Les douches étaient communes et à horaires limités.

Je ne rentrais pas chez mes parents. Weeks-ends trop courts. Pas le temps. Ma mère me donnait du linge propre et de la nourriture pour quinze jours au moins.

Le silence se resserrait autour de moi dans la chambre, les dimanches. Le raisonnement dialectique cognait contre mes tempes. Je me sentais seule. Je voyais rarement les autres pensionnaires qui étudiaient autant que moi.

C’est dans la solitude de cette chambre que j’ai découvert les chansons à textes : Jacques Higelin, Jean Ferrat, Isabelle Aubret, Pierre Bachelet, Hugues Aufrey, Julien Clerc. J’allumais mon transistor près de mes livres. Je voulais écrire des textes aussi beaux que ceux de ces paroliers. Entre deux dissertations, je griffonnais des poèmes aujourd’hui disparus.

Ce que j’aimais, c’étaient les signes du printemps. Ma chambre monacale donnait sur un jardin et j’avais le luxe de voir éclater les bourgeons, les boutons de rose et de pervenche sur les haies déjà feuillues. Je comptais les jours qui me restaient avant les examens et les concours, douleurs précédant la liberté. Ces épreuves, aussi difficiles fussent-elles, m’annonçaient la rémission.

Après avoir quitté mon ancienne amie, je me suis rendue devant le Foyer D.

C’est vrai. La fenêtre du couloir, en face de ma chambre, est remplacée par un large Velux blanc.

La porte rouge est toujours la même.  Je me surprends à croire qu’il me suffirait d’enclencher son poussoir doré pour retrouver le corridor brun où je disais au revoir à mes parents après leur visite inquiète.

J’ai revu la baie vitrée dans le prolongement de la rue. Pendant un instant, j’y ai collé mon visage.

Où est passé le jardin ? Une grande pelleteuse a supprimé les arbres, les bancs et le pont alerte entre les plantes.

Le foyer de mes dix-neuf ans n’est plus.

La cabine téléphonique où j’entendais tinter en tombant les piécettes d’argent quand j’appelais fiévreusement mon petit copain a été enlevée. Inutile. Il y a les portables, maintenant…

J’étais, tout à l’heure, au même endroit sur le trottoir, où lui et moi, l’on se quittait en s’embrassant.

Bien entendu, le règlement interdisait que mon petit copain vînt dans ma chambre.

Une voix secrète me dit de ne pas idéaliser les souvenirs.

Elle était très stricte, la vie au Foyer D. Il nous était imposé des horaires de sortie et de retour. Je me souviens d’avoir interrompu, la rage au coeur, une séance au cinéma ou un dîner avec des amis de peur de trouver la porte rouge fermée et de devoir dormir à la gare.

Et pourtant, il me semble que j’habite toujours cette chambre de jeune fille.

Il m’arrive de rêver que j’y entre par effraction et que je dois être la plus discrète, la plus silencieuse possible si je veux continuer à y résider car je n’ai plus l’âge.

Je rêve que j’y mange, que j’y étudie, que j’y écris et que j’y dors comme jadis même si je sais au fond de moi que je suis devenue clandestine de ma jeunesse.

Ce rêve revient régulièrement. Généralement, il est annonciateur de période d’introspection profonde et d’écriture ardente.

Je revois comme si c’était hier la lumière de la lampe, la carte du monde qui me servait de sous-main, les fleurs des rideaux et la couleur indigo du ciel à l’heure où le jour basculait vers l’autre versant.

Quand j’écris ces épisodes de ma vie, je me sens vieillie.

Cependant, je perçois le monde avec la même disposition d’âme que lorsque j’étais à l’aurore de mes vingt ans.

Peut-être que je ne vieillis pas, finalement.

Peut-être que c’est le monde qui change plus vite que ne le demandent les lois du temps.

Et mon regard est aussi avide de découverte que celui qui voyait par la fenêtre de cette petite chambre

le ciel coloré du passage sans retour

des jours.

Géraldine Andrée

Clé de sol

J’ai ouvert

la porte

de ton salon :

 

la lumière

éclairait

les clés

 

de sol

des partitions

qui jonchaient

 

le sol

et que tu ne jouerais

plus jamais,

 

offertes

au rythme

silencieux

 

des jours

et des nuits

qui s’alternent.

 

Les saisons

passent

sur tes pages

 

de musique :

été, automne, hiver ;

bientôt

 

le printemps ;

ta mémoire

s’effeuille

 

au souffle

du temps.

Je voudrais

 

te tendre

une clé

que baigne

 

le soleil

de ce jour

et qui ouvre

 

le tiroir

où se rangent

tes expériences

 

mais tout

est fatras

chez toi.

 

A ce désordre,

il est une raison

que seul

 

Dieu

connaît ;

voilà

 

ce que me souffle

sans cesse

ma raison.

 

Après ta disparition,

ces partitions

demeureront

 

en vrac

sur le sol,

attendant

 

que tes mains

leur rendent

leur voix.

 

La lumière

du jour

joue

 

à ta place

avec les doubles

croches

 

de cette joyeuse

sonate

de Mozart :

 

Clé de sol ;

clé de fa.

Quel paradoxe :

 

Tu es là.

Et pourtant,

tu t’en

 

vas.

 

Géraldine Andrée

L’énigme

Je veux vous dire l’énigme

du platane de mon enfance

qui se balance

dans ma mémoire

 

ses feuilles rouges

qui jouent

avec l’air vermeil

des mois de juin de jadis,

 

ses ombres

qui touchent

les pierres grises

de la maison

 

et dansent

une lente sarabande

sur le ciel

de ma marelle,

 

ses guêpes

cruelles

qu’il sème

en se penchant

 

dans la verte

lumière

des senteurs

de l’herbe

 

et son souffle

qui me berce

quand il m’apporte

le chant

 

du vent

pendant ma sieste -.

Je veux vous dire

l’énigme

 

du platane

qui me fait signe

alors qu’il fut désuni

un jour d’automne

 

de ses racines,

le platane

dont la haute joie

flamboie

 

dans ma tristesse

de ne pas lui avoir adressé

un regard ultime

quand il était encore temps,

 

le platane

qui s’enracine

jour après jour

en ma mémoire

 

et qui se déploie

tant

qu’il prend la place

des autres histoires.

 

Géraldine Andrée

Une maison pour toi-même

Il est très important, oui,

d’avoir une maison

pour protéger ton corps de la nuit,

des rigueurs de l’hiver,

une maison intime

et accueillante

où tu peux t’abandonner.

 

Mais il est tout aussi important

d’être une maison pour ton âme,

aussi chaude,

aussi profonde,

aussi constellée de lueurs

que celle dans laquelle tu rentres,

les soirs de givre,

 

une maison loin du monde,

secrète coquille ronde,

qui t’invite

quelle que soit l’heure

au centre de toi-même,

bernard-l’hermite,

qui fait que tu existes

 

et que tu t’écoutes vivre

au plus près de ton coeur…

 

Géraldine Andrée

La page que tu es

Sur ton corps et sur ton visage,

je lis toute ton histoire,

celle que tu as oubliée

au fil des années,

tous ces signes qui montrent que tu as vécu

des choses dont tu ne te souviens plus,

comme, par exemple,

la clarté de ce regard bien éclos

propre aux yeux de ton père ( mon grand-père ),

des yeux très bleus

qui parlaient fermement et en silence de ce qui était important.

Ces fins sillons autour de tes paupières

creusés doucement car tu avais l’habitude d’affûter tranquillement ce même regard

sur ce que tu convoitais,

je les ai toujours connus.

Je retrouve aussi sur ta bouche cette moue d’enfant capricieuse

dont on disait qu’elle n’avait jamais assez.

Sur ton poignet, il est la cicatrice d’une brûlure au fer à repasser ;

entre tes doigts, des callosités à force d’avoir sarclé le jardin.

Quand tu retrousses la manche de ton chemisier, je vois que tu as une profonde marque sur ton bras.

Je me souviens, on me l’a raconté :

ta chute en vélo au village de Chaudeney, l’entaille sur la pierre et les gouttes de sang dans la terre. La trace à jamais muette des cris aigus que tu as poussés avant que ton père (mon grand-père) ne vienne te ramasser.

Et il y a, lorsque tu me tournes le dos dans la lumière, cette tache de naissance sur ta nuque,

rose brune éclatée, commune à ta soeur (ma mère) et à moi.

Pas de doute : j’appartiens à cette famille dont tu viens

et qui t’est désormais étrangère.

Même si ton passé est devenu illisible pour ta mémoire,

tu es une page d’histoire qui me rappelle qui je suis.

Géraldine Andrée

Ma petite liste de joies

Bien dormir, bien rêver,

me réveiller pour écrire,

écrire pour m’éveiller,

écouter de la musique baroque,

méditer,

préparer des plats sains,

boire du thé en contemplant la pleine lune,

voir crépiter le parfum de l’encens,

puis allumer les lampes

alors que, dehors, le monde en vain s’agite…

Voilà mon bonheur sans prétention.

Sentir que j’existe

pour être là

et que je peux librement m’écrier

dans l’ombre du jour qui s’achève

comme il se doit :

Que Vive la Vie en Tout !

Que Vive la Vie en Toi !

 

Géraldine Andrée