J’ai rencontré une ancienne amie de la Fac sur le chemin.
Nous nous sommes rappelé nos années d’études avec une certaine nostalgie. C’est à cette occasion que mon amie m’a dit que le foyer de jeunes filles où nous avions préparé ensemble les deux années d’hypokhâgne et de khâgne de Lettres modernes était fermé et que l’on en faisait « un lot d’appartements ».
« Un lot d’appartements ».
Je me souviens bien de ma petite chambre :
la bibliothèque étroite, le lit peu large et la lampe métallique penchée les longs soirs de révisions sur des pages difficiles.
Il n’y avait qu’un lavabo pour se laver. Les douches étaient communes et à horaires limités.
Je ne rentrais pas chez mes parents. Weeks-ends trop courts. Pas le temps. Ma mère me donnait du linge propre et de la nourriture pour quinze jours au moins.
Le silence se resserrait autour de moi dans la chambre, les dimanches. Le raisonnement dialectique cognait contre mes tempes. Je me sentais seule. Je voyais rarement les autres pensionnaires qui étudiaient autant que moi.
C’est dans la solitude de cette chambre que j’ai découvert les chansons à textes : Jacques Higelin, Jean Ferrat, Isabelle Aubret, Pierre Bachelet, Hugues Aufrey, Julien Clerc. J’allumais mon transistor près de mes livres. Je voulais écrire des textes aussi beaux que ceux de ces paroliers. Entre deux dissertations, je griffonnais des poèmes aujourd’hui disparus.
Ce que j’aimais, c’étaient les signes du printemps. Ma chambre monacale donnait sur un jardin et j’avais le luxe de voir éclater les bourgeons, les boutons de rose et de pervenche sur les haies déjà feuillues. Je comptais les jours qui me restaient avant les examens et les concours, douleurs précédant la liberté. Ces épreuves, aussi difficiles fussent-elles, m’annonçaient la rémission.
Après avoir quitté mon ancienne amie, je me suis rendue devant le Foyer D.
C’est vrai. La fenêtre du couloir, en face de ma chambre, est remplacée par un large Velux blanc.
La porte rouge est toujours la même. Je me surprends à croire qu’il me suffirait d’enclencher son poussoir doré pour retrouver le corridor brun où je disais au revoir à mes parents après leur visite inquiète.
J’ai revu la baie vitrée dans le prolongement de la rue. Pendant un instant, j’y ai collé mon visage.
Où est passé le jardin ? Une grande pelleteuse a supprimé les arbres, les bancs et le pont alerte entre les plantes.
Le foyer de mes dix-neuf ans n’est plus.
La cabine téléphonique où j’entendais tinter en tombant les piécettes d’argent quand j’appelais fiévreusement mon petit copain a été enlevée. Inutile. Il y a les portables, maintenant…
J’étais, tout à l’heure, au même endroit sur le trottoir, où lui et moi, l’on se quittait en s’embrassant.
Bien entendu, le règlement interdisait que mon petit copain vînt dans ma chambre.
Une voix secrète me dit de ne pas idéaliser les souvenirs.
Elle était très stricte, la vie au Foyer D. Il nous était imposé des horaires de sortie et de retour. Je me souviens d’avoir interrompu, la rage au coeur, une séance au cinéma ou un dîner avec des amis de peur de trouver la porte rouge fermée et de devoir dormir à la gare.
Et pourtant, il me semble que j’habite toujours cette chambre de jeune fille.
Il m’arrive de rêver que j’y entre par effraction et que je dois être la plus discrète, la plus silencieuse possible si je veux continuer à y résider car je n’ai plus l’âge.
Je rêve que j’y mange, que j’y étudie, que j’y écris et que j’y dors comme jadis même si je sais au fond de moi que je suis devenue clandestine de ma jeunesse.
Ce rêve revient régulièrement. Généralement, il est annonciateur de période d’introspection profonde et d’écriture ardente.
Je revois comme si c’était hier la lumière de la lampe, la carte du monde qui me servait de sous-main, les fleurs des rideaux et la couleur indigo du ciel à l’heure où le jour basculait vers l’autre versant.
Quand j’écris ces épisodes de ma vie, je me sens vieillie.
Cependant, je perçois le monde avec la même disposition d’âme que lorsque j’étais à l’aurore de mes vingt ans.
Peut-être que je ne vieillis pas, finalement.
Peut-être que c’est le monde qui change plus vite que ne le demandent les lois du temps.
Et mon regard est aussi avide de découverte que celui qui voyait par la fenêtre de cette petite chambre
le ciel coloré du passage sans retour
des jours.
Géraldine Andrée
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